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"Quelque chose comme une fierté collective"

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Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et président du premier Prix de Thèse PSL SHS, revient, au lendemain de cet événement, sur la place essentielle des Sciences Humaines et Sociales dans le monde d'aujourd'hui et sur la nécessaire reconnaissance des travaux de recherche qui en sont issus.

Prix de thèse SHS PSL 2018 manuscrits de l'ENS

« Que d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits, moi je suis fier de ceux que j’ai lus ! ». Les mots de Borgès expriment assez bien je crois le sentiment du jury du premier Prix de Thèse PSL en SHS, mais aussi sans doute de tous les acteurs de la vie académique et du public nombreux qui a assisté à la cérémonie de remise de ces récompenses : quelque chose comme une fierté collective. Cette émotion est toute politique, car elle fait communauté : il ne s’agit pas seulement de saluer avec admiration et reconnaissance la fin de cette aventure inévitablement opiniâtre, solitaire et inquiète qu’est la rédaction d’une thèse, mais de comprendre qu’il nous appartient alors de nous porter à la hauteur de cette exigence. Et notamment pour travailler collectivement à sortir des facilités littéraires de la critique du monde savant — « tout finit en Sorbonne, tout se décompose en thèses » affirmait Paul Valéry. Il y a quelque inconséquence à cette dévalorisation systématique de notre propre travail qui confine à la haine de soi. On peut appeler « sciences humaines » ou « sciences sociales » cet effort de scientificité — qui pour moi ne se solde pas nécessairement par un renoncement à la littérature, bien au contraire.

 

Quelles que soient l’hétérogénéité de leurs méthodes et l’étrangeté de leurs objets, tous nos lauréats ont en partage de chercher la bonne distance entre l’exigence de la recherche et l’urgence du présent.

A ceux qui chercheraient à se rassurer sur la vigueur de la recherche française en sciences  humaines, on ne saurait que trop conseiller de parcourir le palmarès de ce Prix de Thèse SHS PSL : ils y mesureront l’étendue des curiosités, l’intensité des engagements, l’audace des rapprochements, la rigueur des méthodes qui font la vitalité de nos disciplines. Car celles-ci ne valent que si elles s’adressent à la société, ne se contentant pas de construire des savoirs nouveaux, mais inventant les moyens de les rendre socialement disponibles. Sans doute est-il impossible de ramener la variété des sujets de recherche des 5 lauréats choisis ici parmi plus de 300 candidats à quelques paradigmes ou lignes de force. Si l’on ajoute à cette liste les 18 mentions spéciales que le jury a tenu à décerner, tant il fut heureusement frappé par la qualité de cette première moisson, c’est bien la diversité des points de vue et des enjeux disciplinaires qui dominent. Mais aucun de ces travaux ne se montre indifférent à l’inquiétude commune qui nous fait contemporains en se réfugiant dans le confort douillet d’une spécialité érudite ou d’un entre-soi bien sagement circonscrit. Quelles que soient l’hétérogénéité de leurs méthodes et l’étrangeté de leurs objets, tous nos lauréats ont en partage de chercher la bonne distance entre l’exigence de la recherche et l’urgence du présent.


Voici pourquoi il m’a semblé que ce réalisme méthodologique, qui rend visibles les conditions concrètes de l’enquête non pour fragiliser ses résultats mais au contraire pour en affirmer la scientificité, redéfinissait la visée de vérité des sciences humaines. Celle-ci est aujourd’hui soumise à un débat qui dépasse le monde académique et qui plonge bien des acteurs de la vie sociale dans une communauté de désarroi. Aussi doit-on également attendre d’une initiative comme la nôtre qu’elle produise ce que Michel Foucault appelait un « effet de vérité ». En écoutant la passion et la précision des lauréates et des lauréats qui, en quelques mots, ont su dire leur flamme et leur exigence, on ne pouvait pas ne pas y entendre également comme un message d’alerte. Nous ne pouvons accepter que  ces mêmes critères de vérité, d’originalité et de nouveauté, qui les encouragent à croiser les disciplines, leur valent des prix de thèses et des difficultés à gagner des postes statutaires dans l’enseignement supérieur. Car il convient de le dire clairement : l’interdisciplinarité alimente aujourd’hui du même élan l’innovation et la précarisation. Ce constat ne ternit pas notre fierté collective, il lui donne une direction politique. Voici pourquoi les lauréates et les lauréats du premier Prix de Thèse SHS de PSL ne nous délivrent pas seulement un message rassurant sur la vigueur de la recherche ; ils nous obligent à imaginer les moyens politiques de la reconnaître et de la valoriser.

Patrick Boucheron

Portrait de Patrick Boucheron, professeur au College de France, président du jury du Prix de Thèse PSL SHS 2018