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L’écrit a depuis longtemps cessé d’être rare. Interview d’Andreas Stauder

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Une centaine de chercheurs issus d’un large panel de disciplines et s’intéressant à des aires géographiques variées sont réunis au sein d’une initiative scientifique innovante, Scripta : Histoire et pratiques de l’écrit. Interview d’Andréas Stauder, directeur d’études à l’EPHE et l’un des trois porteurs du programme.

Andreas Stauder, directeur d'études à l'EPHE, porteur de l'Initiative interdisciplinaire de recherche SCRIPTA-PSL

PSL : Scripta est une initiative de recherche rassemblant plus de 100 chercheurs et couvrant un large champ disciplinaire et géographique. Comment vont se structurer les actions de recherches ?

Andreas Stauder : Il faut que Scripta soit une structure évolutive et agile afin de permettre de réels échanges interdisciplinaires qui interpellent et renouvellent nos questionnements scientifiques. En concevant le projet, nous avons décidé de structurer notre travail autour de six axes de recherches transdisciplinaires et d’un pôle de travail dédié aux « Humanités numériques et computationnelles ». Le projet a été lancé le 4 octobre dernier à l’occasion d’une réunion des acteurs à PSL et de l’ouverture d’un appel à projets. Certains séminaires accompagnent déjà les réflexions autour des axes de recherches depuis l'automne 2016, et d'autres auront vocation à s'y ajouter. Ces séminaires doivent permettre de favoriser les rencontres, les échanges et les questionnements entre chercheurs de différentes disciplines.
En parallèle de ces séminaires, le pôle « Humanités numériques et computationnelles », piloté par Daniel Stökl (EPHE), est en train de se mettre en place. Il réunira une dizaine de chercheurs experts du domaine et issus de toutes les disciplines impliquées (informatique et intelligence artificielle, philologie, paléographie), ainsi qu'un second cercle, plus large, regroupant tous les utilisateurs potentiels. L'objectif est de développer des outils utiles à la communautés et exploitables par tous. L’une des premières actions du pôle sera de lancer un grand inventaire de l’existant, à PSL et ailleurs, afin d’intégrer ces développements à des outils pensés comme fédérateurs. Trois outils sont pressentis à ce stade :

  • E-Scriptorium, visant la transcription automatique des textes et la classification des écritures, p. ex. à des fins d'analyse paléographique
  • EpiPSL, un outil d’épigraphie informatique pour procéder à des modélisations et analyses d'artéfacts inscrits en 3D
  • NLP Factory, un outil d'extraction des données linguistiques, p. ex. pour étudier les relations entre textes (dépendances, stylométrie, intertextualité)
“Antiquités Juives” de Flavius Josèphe (37-100 ap. J.-C.), traduction latine, manuscrit du 9e siecle, Staatsbibliothek de Bamberg, Msc.Class.78, Antiquitates Iudaicae.

                    “Antiquités Juives” de Flavius Josèphe (37-100 ap. J.-C.), traduction latine, manuscrit du 9e siecle,

                      Staatsbibliothek de Bamberg, Msc.Class.78, Antiquitates Iudaicae.

 

PSL :  Scripta rassemble des experts en linguistique, paléographie, histoire ou encore anthropologie parmi d’autres disciplines. Comment cet échange pluridisciplinaire peut-il être porteur d’une recherche scientifique innovante en lien avec les disciplines traditionnelles ?

Par un effet de retour, des questionnements communs, formulés à un niveau différent, permettent d’enrichir le travail au sein des disciplines traditionnelles.

AS : Le travail au sein des disciplines traditionnelles est essentiel et est largement soutenu par PSL. Tout l’enjeu du programme est d’associer ces réflexions afin de permettre, en complémentarité, l’émergence de questionnements scientifiques qui transcendent les disciplines individuelles. Nous partons du principe que la définition de tels questionnements encourage des nouvelles formes d'échange scientifique, et des rencontres parfois inattendues. Par exemple, au sein du Groupe de Recherche Transversale en Paléographie (GRTP), la variété des spécialistes permet d’aller au-delà des questions intra-disciplinaires traditionnelles (p. ex., évolution des formes à des fins de datation et identification de provenance d'un texte) pour s’interroger également sur les modalités plus générales par lesquelles les formes des signes sont susceptibles de changer ou non, sur les facteurs de stabilité et d’instabilité en jeu, ainsi que sur les dimensions sociales, cognitives ou encore biomécaniques qui déterminent ces processus. Par un effet de retour, ces questionnements communs, formulés à un niveau différent, permettent d’enrichir le travail au sein des disciplines traditionnelles. Personnellement, ma participation au séminaire mensuel « Diglossie, traduction intralinguale, réécriture, commentaire » me donne l'occasion de découvrir comment cet ensemble de problématiques, parfaitement générales et fondamentales dans les pratiques de l'écrit à travers le temps et l'espace, se pose concrètement dans des champs très éloignés de ma propre discipline (l'égyptologie). Ainsi, ma présence lors de séances consacrées à la diglossie dans la tradition poétique médiévale du Yemen, il y a quelques semaines, ou encore, prochainement, des phénomènes de digraphie dans le Vietnam classique, produit un effet « boomerang », si j'ose dire, très stimulant : je reviens à ma propre discipline avec de nouvelles questions.  

 

PSL : Scripta s’organise en un regroupement de chercheurs différents portant sur des périodes et des aires géographiques distinctes au sein d’un programme de recherche commun. Un tel modèle est-il fréquent en France ou à l’international ? Des projets de partenariats internationaux sont-ils en cours ?

AS : Des initiatives existent, en Allemagne notamment avec les clusters de recherche de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) à Hambourg et Heidelberg, ou encore avec le Center for Manuscript and Text Cultures du Queen's College de l'Université d’Oxford, qui vient d'être constitué. L’IRIS Scripta fait partie de ces initiatives internationales innovantes, et devrait nous permettre de développer des partenariats avec les meilleurs pôles de recherche internationaux sur le sujet. Des discussions sont en cours avec différents centres et universités en Asie et en Europe, et nous nous appuyons également pour cela sur les relations personnelles préexistantes au sein de Scripta avec des chercheurs de ces centres et universités. Ces collaborations pourront prendre diverses formes, par exemple des colloques ou écoles d’été communes, en cours de réflexion.

 

PSL : Scripta se définit aussi par sa proposition d'une étude de l’impact de la globalisation et de la révolution numérique sur la civilisation de l’écrit. Comment les sciences fondamentales du domaine, paléographie, épigraphie, codicologie, etc., qui s’intéressent en priorité à l’étude des écritures anciennes, questionnent-elles le phénomène de globalisation de l’écrit auquel on assiste aujourd’hui ?

Si l'écrit s'est défini historiquement par divers régimes de rareté d'abord extrême puis relative, il a cessé depuis longtemps d'être rare ; il devient à présent omniprésent, alors même que l'on parle d'une culture de l'image et de l'instantané.

AS : Avec le numérique, on a pu dire que l’on entrait dans une ère où la civilisation de l’écrit allait s'effaçant. Je crois au contraire qu’on y entre davantage. Si l'écrit s'est défini historiquement par divers régimes de rareté d'abord extrême puis relative, il a cessé depuis longtemps d'être rare ; il devient à présent omniprésent, alors même que l'on parle d'une culture de l'image et de l'instantané. Il y a sans doute ici un effet de seuil, tout comme l'introduction de l'imprimerie à caractères mobiles, au XVe siècle en Occident, avait induit un tel effet. L'écrit circule, non sans paradoxes, d'ailleurs, quant à son accessibilité effective : il est également des effets de saturation, par exemple, et la numérisation des textes peut elle-même créer une distance nouvelle avec ceux-ci. Il faut développer un sens pour ces mutations en cours relatives à la transmission de l'écrit, à la manière même dont nous lisons et écrivons, ou encore à la pérennité de l'écrit, son érosion, sa destruction intentionnelle ou non-intentionnelle. Les sciences fondamentales de l'écrit, avec les approches anthropologiques, ont développé des outils techniques et conceptuels pour décrire et interpréter les pratiques, supports et formes de l'écrit dans leurs contextes historiques, sociaux et culturels les plus variés dans le temps et l'espace. Le regard du chercheur sur notre société actuelle - sa propre société, celle-là même au sein de laquelle il développe sa recherche - prend ici tout son sens, réflexivement. Par l'effet de recul historique, le chercheur peut se déterritorialiser, il peut questionner ce monde qui l'entoure en le « dé-naturalisant ». Il faut, en effet, qu'un objet soit étrange pour qu'on puisse l'étudier. Il y a là de véritables enjeux : cette nouvelle abondance de l’écrit, dont nous ne mesurons pas encore les effets, altère la manière dont nous lisons, écrivons et conservons nos textes. Nos techniques et pratiques d’archivages vont être bouleversées et nous devons penser et accompagner cette évolution. C'est aussi pourquoi, afin de compléter Scripta, qui est avant tout un programme de recherche, un projet d’école universitaire de recherche (EUR) est en cours de préparation, afin de mettre en œuvre des formations aux nouveaux métiers en émergence et de réfléchir au développement de compétences techniques particulières.

L’IRIS (Initiatives de Recherche Interdisciplinaires et Stratégiques) "Scripta-PSL, Histoire et pratiques de l’écrit"

Comité de pilotage : Philip Huyse (EPHE) et Charlotte Schmid (EFEO), Isabelle Pantin (ENS), Béatrice Fraenkel (EHESS), Jean-Luc Fournet (Collège de France), Muriel Debié (EPHE), Marc Smith (ENC), François Bougard (IRHT), Daniel Stoekl Ben Ezra (EPHE).

6 axes de recherche :

  1. Ecritures et langues – Linguistiques de l’écrit
  2. « Page » - champs visuels pour la lecture 
  3. Ecritures exposées – inscriptions de l’espace
  4. Pratique documentaires, anciennes et modernes
  5. Circulation de l’écrit – processus de canonisation
  6. Défis pour l’édition scientifique numérique
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IRIS portée par : Andréas Stauder (EPHE), Philip Huyse (EPHE), Charlotte Schmid (EFEO)

Lancée le 4 octobre 2017